2008 - La liberté selon M

Installations (2007 - "voir l'objet autrement" et 2008 - "la liberté selon M") / Sépulcre Caen (fr14)
photographies> Patrice Monchy

texte> Serge Mauger (2008)

La liberté selon M

Quand il n’est pas photographe, Patrice Monchy redevient plasticien, ce qui est une autre façon de témoigner. Alors il déchire des bouts d’affiches, comme pour voir ce qui se cache en dessous, juste à hauteur d’homme, dans l’arrière-plan du rêve. Son art est tout d’arrachements, de fragmentations, de montages mais surtout de grande attention. Il s’empare des moindres choses avec une exceptionnelle acuité de l’œil, il explore la réalité pour y relire et redire des évidences dissimulées comme des lettres volées. Manière de regard vers les autres.

Ici, autour d’un objet qui n’avait, paraît-il, d’autre vocation que de « libérer la femme », il fait une installation.  Cela donne « La liberté selon M ». Un petit bout d’espace occupé provisoirement, presque squatté, pour dire toute l’ironie et tout l’obscur d’une machine à écraser qui s’est retourné contre ceux qui la fabriquaient. Il suffisait d’un coup de zoom, de circonscrire la chose, pour qu’elle parle en creux, pour qu’elle s’entoure de tous ces personnages à qui la publicité promettait l’envol vers des lendemains solaires et qui avaient pour contrepoint la promesse certaine de leur chute désarticulée.

« M » comme Moulinex ? Sans doute ! Parce qu’il ne faut pas laisser les choses s’effacer.
Mais, aussi, et plus loin, « M » comme Multinationales et comme Mobilisation, Mouvements sociaux, Marché de dupes, Mondialisation et Macroéconomie. Ou encore, M comme Monchy qui a du mal à supporter tout cela sans rien dire. On peut convoquer toutes les initiales monde, mais c’est d’abord une idée variable appelée liberté qu’il s’agit de creuser, et qui prend d’autres valeurs selon celui qui en parle ou qui la vit. Ou qui ne la vit pas.

Pour ceux de chez M…, on sait ce que cela a donné. On n’est plus au temps des Croquants, des Camus et des Nus-pieds, des Gauthiers et des serfs, tous gens de corvée et de taille. Et pourtant ! A Mamers, à Cormelles-Le-Royal, à Bayeux, Saint Lô, Carpiquet ou ailleurs, en termes d’asservissement, de privation, d’humiliation, de liberté bafouée et de souffrance, la piqûre de rappel fut brutale. Ils n’étaient apparemment pas prisonniers. Pas en train de fuir devant les hordes de soldats, pas en train de croupir au fond d’un cachot, pas victimes des tortionnaires, pas vraiment persécutés…Pas à Guantanamo, pas garrottés, pas complètement affamés.

Mais prisonniers quand même, et persécutés en ce qu’on a volé leur vie sans qu’ils s’en rendent compte, par petits bouts, à petits pas, à petites douleurs à peine sensibles, petites crises, petites réformes qui rognaient l’espoir. Jusqu’au jour où le sol s’est dérobé sous leurs pieds. Pour donner le change on a proposé à certains de se transplanter dans un ailleurs incompatible avec leur âge, avec leurs habitudes et leur droit de prétendre à une harmonie à eux. C’était sous prétexte de rééquilibrer. Mais rééquilibrer quoi ? Pas leur vie en tous cas. Ils se sont sentis comme dans l’antichambre d’un centre d’expulsion qui ne disait pas son nom. Ils avaient la « « liberté » de refuser. Et il fallait alors composer avec cette impression que les choses vont continuer en vous abandonnant sur le bas-côté de l’avenir et qu’il ne reste plus qu’à porter le deuil de soi-même, de tout un voisinage et de toutes les amitiés de cinq heures du matin, quand on arrive pour les trois huit et qu’on retrouve les collègues, copains, pas toujours copains, mais quand même… Et cela leur a causé grande lassitude, tellement grande fatigue, et haut le cœur. Ils ont pris un peu plus conscience qu’il y a des autels de grande finance où l’on pratique encore le sacrifice humain. Cela donne cette ribambelle de petits personnages rouges, schématiques, tous anonymes, confondus dans un même destin, broyés par une moulinette qui les a transformés en une purée de rien. L’histoire de la folie n’est pas dite en entier.

Il y eut des larmes et de la violence. Violence ?  Mais de quelle côté ? Car il y a celle qui ne se voit d’abord pas, mais sait si bien torturer de l’intérieur, qu’à terme, c’est le corps qui se gauchit, se rétrécit et se courbe, rompu par le système.

Cormelles, Mamers, Bayeux, … Ils ont passé là dix, vingt, trente ans de leur vie, à rêver qu’un jour ils feraient le tour du monde, avec une vie sur le mode majeur, la liberté de respirer…
Mais sans doute pas ! Leur salaire ne permettait pas de rêver si haut. Ils rêvaient que leurs enfants seraient plus libres en faisant des études, et qu’eux-mêmes échapperaient à la pieuvre par procuration de génération. Ils allaient au travail, avec cette conscience, par devoir, par discipline et force morale, comme on a toujours fait, en cultivant un art de la vie pour plus tard. Ou bien ils ont cru qu’ils allaient pouvoir consommer un peu plus, et librement. Et que la consommation était la liberté.

Ce qu’ils ont dit alors, quand tout est tombé par terre, leurs plaintes, leurs colères, sont à proprement parler in-croyables. C’est-à-dire définitivement étrangères à ce que peuvent croire et ressentir ceux qui les ont assommés et qui prétendaient ne pas pouvoir faire autrement. Parce qu’il n’est pas pensable, pas convenable, de vouloir rompre avec la tyrannie économique qui donne tant de liberté. Liberté, bien sûr, de moins payer, ailleurs, le travail qu’on a arraché de leurs mains. Ainsi tout le monde est sûr de s’appauvrir : ceux qui ne sont plus payés, ceux qui sont mal payés. Depuis on a trouvé une solution pas compliquée : Travailler plus pour gagner plus! Lafargue disait mieux : « Perdre sa vie à la gagner ».

C’est cette histoire là qui est là sous nos yeux, résumée. Comme un monument un peu dérisoire. Parce que c’est toujours dérisoire quand on s’attaque aux grandes supercheries et qu’on lutte contre l’indifférence. Mais c’est une urgence aussi que de symboliser la déchirure et la chute occulte et tragique des laissés-sur-le-carreau. Patrice Monchy arrache, déchire, retourne, détourne, et met à l’envers du décor les signes et les traces de la culture inconsciemment kitch des modèles de papiers dont on recouvre les panneaux du mobilier urbain. Et il en arrive à cette simple chose qu’une œuvre de plasticien, qui explore par ailleurs les limites de la recherche graphique, montre l’ « Objet autrement » pour encore témoigner d’une conscience et d’une capacité de réflexion sur ce que nous sommes, nous et les autres, ceux de partout et ceux de Moulinex.  Il y a un peu de Guernica dans cette chose là.