2011 - SMN, scénario de fin

Expositions « friches industrielles, des gars humains " et " SMN, scénario de fin " / Patrice Monchy
Photographies > Patrice Monchy / site SMN, Colombelles / 1996

texte > Pierre LEBIGRE (ancien directeur de l'école des beaux-Arts de Caen)

Une silhouette blanche, peinte au sol sur le bitume, ultime trace d'un homme qui marche, cette ombre négative disparaîtra bientôt, rongée par la pluie et le vent.

Comme la pluie et le vent, l'oubli érode la mémoire.

Que sont devenus ces hommes qui marchaient, de jour ou de nuit, soumis au chant des sirènes qui ponctuaient leur existence en les invitant au travail (?).

Ces jours, simples, ordinaires se succédaient depuis si longtemps qu'ils en avaient pris l'habitude jusqu'à ce jour où un terrible silence a donné à la vie un avant-goût de la mort.

Un jour immobile qui n'en finissait pas par crainte de disparaître lui aussi avec le coucher de soleil.

Qui (?) jusqu'à ce jour avait prêté une oreille attentive à la musique sourde et lancinante, déchirée par des bruits stridents, rythmée par des cadences que l'on disait infernales.

Musique d'un opéra sauvage où les titans étaient des hommes dignes et courageux.

Qui (?) jusqu'à ce jour avait regardé ébloui l'explosion de lumière rougeoyant le ciel, les fumées, les vapeurs ou cligné des yeux devant les étincelles, éphémères lucioles qui fusent et s'évanouissent comme s'évanouissaient les rêves de ceux que l'on avait trahis.

Qui (?) jusqu'à ce jour avait su leur dire combien ils méritaient le respect, comment sans eux rien n'aurait été possible et pourquoi brusquement ils devaient accepter une aussi injuste réalité.

Certainement pas ces trois petits singes chinois dont l'un se bouche les oreilles pour ne pas entendre, l'autre se cache les yeux pour ne pas voir, tandis que le dernier pour ne pas parler pose ses deux mains sur sa bouche.

Dans le langage populaire, le singe désigne le patron, ces trois là sont exemplaires.

Ame damnée du pouvoir, le profit n'a pas d'état d'âme, il flatte la vanité du premier et lui dicte sa conduite. Tant de fatigue et tant de peine pour si peu de reconnaissance !

" Du passé faisons table rase".

Cet extrait d'un chant révolutionnaire qui fut celui de la révolte, se retourne cruellement contre ceux-là même qui le chantaient avec espoir.

Mais on ne rase pas la mémoire ouvrière aussi facilement que l'on rase le lieu de travail.

Là où tous pensaient qu'il ne restait plus rien, l'oeil scrupuleux du photographe découvre ici et là ces morceaux épars d'un souvenir brisé.

Des écrous, des boulons surgissent à fleur de terre. Ailleurs, tragique comme un reproche, un gant de travail aux doigts aplatis tente désespérément de serrer les poings.

A pas prudents, l'oeil aux aguets, le photographe avance sur cette terre désolée, chaque image s'impose à lui, encore faut-il la voir et lui donner toute son intensité.

Ici un engrenage édenté qui ne peut mordre que la poussière, plus loin, une borne, désormais inutile, occupe sa retraite anticipée à faire, au fil des heures, tourner son ombre autour d'elle. A quelques pas de là, des ferrailles tordues, fichées dans le sol comme des branches stériles, cherchent à s'enraciner dans un mélange résiduel où se mêlent des brisures de coke, du minerai en poudre et des éclats de verre.

Des flaques d'eau, irisées de pétrole gras, reflètent les nuages qui passent, des mouettes se posent parfois sur ce désert gris où des herbes insolentes gagnent du terrain sur les chemins caillouteux qui furent des voies ferrées.

Il reste si peu de choses d'une aussi longue histoire qu'il ne faut rien négliger ; toutes les traces, même dérisoires, témoignent du bonheur, du malheur, de l'honneur et du désespoir de ces hommes qui ne méritaient pas un tel mépris.